La rue était animée à cette heure de la journée. Ils ne se regardaient pas, plongés dans leurs pensées, dans leur quotidien, en apnée, les passants se pressaient les uns contre les autres pour rentrer chez eux. Il était là, au milieu d’eux, marchant d’un pas décidé, un casque sur les oreilles, il naviguait en évitant les quelques icebergs qui venaient croiser son chemin. Les mains au fond de ses poches pour se réchauffer, les yeux plissés et les épaules voutées sous le poids du vent qui venait lui fouetter le visage, il était là. Anonyme parmi la foule, ordinaire, personne ne le remarquait. Les pantins trop agités, mimant chacune de leurs phrases par de grands gestes, et contant chacune de leurs mésaventures d’une voix tonitruante qui venait le chasser de sa rêverie ; ceux-là, il les avait en horreur. Lui était simple et humble, il aimait la vie et ses surprises à chaque coin de rue, il aimait provoquer sa chance et était le seul acteur de sa vie. Il était fier de cette autonomie, de cette liberté. Il aimait les gens, les lieux et étaient curieux de tout. Le regard brillant et vif, il s’enjouait d’un rien. Il aimait rire, et par-dessus tout, il aimait vivre.
Le vent soufflait de plus belle. Il se hasarda à sortir les mains de ses poches pour remonter le col de son blouson. Son écharpe ne suffisait plus. Il regretta amèrement ce geste. Il avait oublié ses gants ce matin, il sentait alors le froid lui glacer le bout des doigts. Il regarda ses mains, robustes et carrées, elles commençaient déjà à rougir. Sa peau était sèche par endroits et le tiraillait. Il se frotta les mains, et les plongea au fond de ses poches avec délectation. Son col venait frotter son menton et sa barbe mal rasée et drue commençait à le chauffer. Il n’aimait pas avoir froid, l’hiver était long et rude cette année et il se demandait si il n’allait jamais finir. Il était temps qu’il rentre chez lui. Il était tout près. Au bout de la rue, la porte d’entrée, le digicode et enfin la délivrance. Plus que quelques marches, il ouvrit la porte, jeta ses affaires sur le bar de sa cuisine américaine équipée, et se laissa tomber dans le canapé. Il ferma les yeux, inspira profondément en se laissant envahir par le calme de son appartement. Après ce court repos, il ôta son pull, son polo, et se dirigea vers la salle de bain. Il tourna le robinet d’eau chaude à fond avant de finir de se déshabiller.
Face au mur, il s’appuyait d’une main contre la paroi carrelée de la douche. De l’autre main, la tête baissée, il se massait la nuque pour se détendre enfin. L’eau brulante coulait sur ses larges épaules. Ses muscles, encore endoloris de l’entrainement, s’apaisaient sous la pression du jet d’eau. Il était bien, il ne pensait plus à rien. Il avait tout donné tout à l’heure sur le terrain. Il était comme ça, il ne faisait pas semblant, sans demi-mesure. Il fallait qu’il sente son corps meurtri pour se sentir vivant. Quand leurs corps s’entrechoquaient pendant les matchs, il serrait les dents mais ne lâchait rien. Il passa la main sur sa clavicule et sourit en se souvenant d’un match un peu tourmenté. Il avait perdu connaissance quelques minutes et s’était retrouvé au vestiaire, blessé. Il voulait retourner sur le terrain pour les avoir mais la tête lui tournait et la douleur cette fois-ci était trop forte. Il l’avait pourtant vu arriver le mec en face, près de deux mètres, une armoire à glace. Mais il ne se laissait pas déstabiliser si facilement, il en avait maté des plus coriaces. Mais celui-ci eut raison de lui et de son épaule. Deux mois d’immobilisation, bien que déçu de ne pas avoir pu jouer la fin de la saison mais il était satisfait.
Le téléphone sonna. Il éteignit l’eau, prit une serviette au vol, jeta un regard furtif vers le miroir embué et répondit. C’était un de ses amis qui lui proposait d’aller boire un verre en ville. Il ne savait pas trop quoi répondre mais c’était tout de même laisser tenter. Il avait de nouveau affronté le froid mais le vent s’était calmé. Le froid était sec, c’était plus facile pour se réchauffer. Il arriva à hauteur du bar, poussa la porte et s’installa à une table en attendant son ami. Il y avait peu de monde ce soir. C’était pourtant un endroit assez fréquenté. Il faut croire que le temps, peu clément, n’avait pas échauffé les fêtards. Son regard se posa alors sur une jeune fille, dans le fond de la salle. La lueur des bougies sur la table lui éclairait le visage de manière angélique. Elle lisait un livre en lapant quelques gorgées de bière de temps en temps. Elle n’était pas jolie mais un charme fou se dégager d’elle. Ses cheveux blonds mal coiffés illuminaient son visage. Elle avait l’air si calme, comme si rien ne se passait autours d’elle. Un ange, avait-il pensé. Son ami venait d’arriver, d’une tape amicale sur l’épaule il le sortit de ses pensées.
Ils avaient discuté de tout et de rien, du temps qu’il fait pour ne pas penser au temps qui passe. Il avait entendu cette phrase dans un film et il l’aimait. Le temps passait, et il ne comprenait que trop ce que cette phrase signifiait. Il avait été distrait ce soir-là, évasif. Il ne parvenait pas à se concentrer sur la conversation. Ses yeux n’arrivaient pas à quitter le chérubin de la table du fond. Il la regardait, la détaillait, la photographiait pour en garder le plus pur des souvenirs. Elle avait un long gilet en grosse maille vert kaki, un jean et des bottes fourrées beige claires. Elle devait avoir vingt-cinq ans tout au plus. Elle avait la peau claire et des gestes délicats. Elle semblait si douce, si chétive. Elle l’intriguait. Il voulait la connaitre, savoir son nom, si elle travaillait ou était encore en étude. Elle releva enfin la tête pour sortir de son livre. Elle avait terminé son verre. Elle rangea ses affaires, sans se presser. Chacun de ses gestes semblaient être faits au ralenti. A cet instant, il voulut que le temps s’arrête. Elle se leva, elle n’était pas très grande, elle s’enveloppa dans une grosse écharpe rouge et s’avança vers la sortie. Elle le regarda dans les yeux, lui sourit, poussa la porte et disparut dans la nuit.
Prétextant la fatigue, il avait écourté la soirée. En sortant, il se demanda de quel côté elle était allée, à quel chemin elle avait tourné. Il eut quelques difficultés à trouver le sommeil ce soir-là. Il pensait à elle, se remémorait la soirée encore et encore. Il ne comprenait pas pourquoi cette petite sourie de bibliothèque le hantait comme ça. Il avait rencontré des filles bien plus belles, bien plus classes qu’elle. Mais en la voyant, il l’avait désirée. Sa peau devait être satinée, sentir bon le gâteau. Il la trouvait sucrée, une fille si douce ne pouvait être ni aigre ni amère. Il l’imagina institutrice, elle devait travailler en maternelle. Pour lire un si gros livre que celui qu’elle avait au bar, elle devait être très patiente. Il finit par s’endormir non sans s’être retourné bon nombre de fois dans son lit. Enroulé dans sa couette comme un rouleau de printemps molletonné, ses yeux s’étaient fermés. Dans un soupir, il s’était endormi en regrettant de ne pas lui avoir parlé, de ne pas s’être levé pour lui demander ne serait-ce que son nom. Mais il n’était pas du genre à regretter et à regarder en arrière. Il ne l’a jamais revue. Il y a pensé quelques jours encore, le sourire aux lèvres mais a fini par l’oublier.